L'interview d'Emery Jacquillat - Eviter le purpose washing : quoi faire de sa raison d'ĂȘtre ?
- Team RAISON D'ĂTRE
- 1 févr. 2021
- 5 min de lecture
« Nous sommes allĂ©s lĂ oĂč on nâattendait pas lâentreprise »
La Camif Ă©tait une institution de la vente par correspondance depuis 1947. Emery Jacquillat, son PDG lâa reprise en 2009 selon un modĂšle Ă©conomique audacieux, fait de production durable et de militantisme social. Quitte Ă faire de la politique ? Oui, et il lâassume.
Quâest-ce qui vous a poussĂ© Ă reprendre la Camif ?
Quand une marque est forte, empreinte de valeurs, elle ne meurt pas ; elle reste dans lâesprit des gens mĂȘme aprĂšs une fermeture. Le jour du dĂ©pĂŽt de bilan de la Camif historique, en 2008, tout le monde est restĂ© sous le choc. Ă lâĂ©poque, je dirigeais Matelsom, qui vendait de la literie sur le web, et je mâĂ©tais forgĂ© la conviction que le dĂ©veloppement passerait par une marque forte, française, qui ferait la diffĂ©rence. Sans cela, on est balayĂ© par la compĂ©tition par les prix, surtout sur Internet. Jâai vu dans la reprise de la Camif une opportunitĂ© incroyable de revoir le modĂšle, pour en faire quelque chose de purement digital, mais en misant sur la qualitĂ©, le made in France. Nous avons trĂšs vite compris que pour avoir la moindre chance dây arriver, il allait avoir un impact positif sur les clients, les collaborateurs, les territoires et les fournisseurs. Ceux-ci avaient Ă©tĂ© Ă©chaudĂ©s par le dĂ©pĂŽt de bilan de 2008 : mais quand on les a convaincus que nous Ă©tions sincĂšres, que la qualitĂ©, le durable, seraient notre cheval de bataille, sans pression constante sur les prix, et quâon valoriserait leur savoir-faire, ils sont repartis avec nous.

Quel impact peut-on avoir sur un territoire ?
Nous avons fait le calcul : un emploi Ă la Camif, câest 14 emplois en France. Quand une entreprise ferme, des fournisseurs sont en difficultĂ©, des ateliers doivent mettre la clef sous la porte, et de ces emplois dĂ©coulent tant de services, commerçants, Ă©coles, soignants⊠des territoires entiers sâappauvrissent. Notre projet a donc reposĂ© sur la re-localisation dâun maximum dâemplois Ă Niort. Câest ce qui a fait la diffĂ©rence dans notre plan de financement. La rĂ©gion Poitou-Charentes et la ville de Niort ont garanti 5% de nos emprunts bancaires, Ă condition quâon dĂ©mĂ©nage notre siĂšge social Ă Niort, et quâon reprenne la marque Camif au plus vite : certains fournisseurs avaient dĂ©jĂ perdu jusquâĂ 25% de leur chiffre dâaffaires. Nous avons demandĂ© Ă Teleperformance dâouvrir un centre de relations clients Ă Niort, Ă rebours de la mode de tout dĂ©localiser Ă Madagascar ou au Maroc. Ils ont dit dâaccord, mais il va nous falloir dâautres clients que vous. Câest ainsi que le prĂ©fet et moi avons passĂ© nos samedis aprĂšs-midi Ă trouver dâautres entreprises prĂȘtes Ă rapatrier leur centre dâappel Ă NiortâŠ
Et pourtant, ces bénéfices ne figurent pas à votre bilan...
La vraie richesse dâune entreprise est sa capacitĂ© Ă crĂ©er du lien entre ses collaborateurs, ses clients, ses fournisseurs. Si je dĂ©localisais mon centre dâappel Ă Madagascar, je gagnerais un point de rĂ©sultat net. Mais les dĂ©gĂąts que je ferais sur lâemploi, ils figureraient Ă quel bilan ? Aucun. Pour le moment, la valeur immatĂ©rielle dĂ©valorise le rĂ©sultat net. Tant que la banque de France nâintĂšgrera pas Ă sa notation la performance extra-financiĂšre des entreprises, il ne se passera rien. Quand on ferme notre site le jour du Black Friday, on perd un demi-million de chiffre dâaffaires. Mais on augmente notre performance extra-financiĂšre Ă long terme,
en faisant passer des messages dâutilitĂ© publique : celui quâavec des pratiques comme
le Black Friday, on va collectivement dans le mur. Les externalitĂ©s ne figurent peut-ĂȘtre pas au bilan financier, mais elles sont bien prĂ©sentes dans les attentes des clients et des
collaborateurs.
Mais est-ce bien le rĂŽle des entreprises de se charger de lâutilitĂ© publique ?
Certains voient la dĂ©lĂ©gation du bien commun Ă lâentreprise comme une menace sur la dĂ©mocratie. Mais avec un coĂ»t du pĂ©trole deux fois supĂ©rieur et des tempĂȘtes ravageuses, face au dĂ©sastre climatique, la dĂ©mocratie tiendra-t-elle ? Une Ă©tude de Carbone 4 dĂ©montre que les « petits gestes du quotidien » ne permettront dâatteindre que 25% de lâobjectif du traitĂ© de Paris. Les trois quarts restants reviennent aux entreprises et aux collectivitĂ©s. Quâelles en fassent leur business, tant mieux ! On peut
allier profit et impact positif sur les clients, les collaborateurs, lâenvironnementâŠTout le monde a compris cela, câest bien pour cela quâon voit un tel engouement pour les entreprises Ă mission. Nous, ce qui nous a mis en mouvement, câest la crise de la Camif. Mais lĂ , toute lâhumanitĂ© est en crise. Câest un enjeu de survie pour toutes les entreprises : dans 25 ans, toute boĂźte qui nâaura pas trouvĂ© son utilitĂ© pour la sociĂ©tĂ© aura disparu. La contrainte Ă©conomique nous a rendu crĂ©atifs. Nous prenons des virages lĂ oĂč on nâattendait pas lâentreprise.
Au prix des bénéfices économiques ?
Lâun de nos actionnaires trouve que jâai franchi une ligne rouge en fermant le jour du Black Friday, que je prends lâentreprise en otage avec mes positions militantes. Mais on ne peut pas dire quâon fait de la consommation responsable notre engagement numĂ©ro 1, tout en laissant notre site ouvert ce jour-lĂ . Il faut ĂȘtre cohĂ©rent.
Si on nâavait pas pris position sur ces sujets, on serait morts en 2013 ou en 2014. Notre proposition de valeur sur la qualitĂ©, le local, le durable, câest ce qui a fait notre croissance. Câest ce qui nous a valu le soutien des territoires et de fonds Ă impact comme Citizen Capital - des fonds qui ne nous demandent pas de dĂ©localiser notre centre dâappel. Tandis que nos clients historiques vieillissent, notre nouveau rĂ©servoir de clients est fait de gens qui ne connaissaient pas la Camif, mais qui viennent justement parce quâon ferme le jour du Black Friday. Parce que le made in France et le durable, ça leur parle.
Vous avez pris cinq ans pour formuler votre mission, de 2013 Ă 2018. A quoi vous sert-elle au quotidien ?
On a pris le temps pour y rĂ©ïŹĂ©chir. Pourquoi la Camif existe-t-elle ? Quelle serait la diffĂ©rence si elle nâexistait pas, ou si tout le monde faisait comme nous ? Si on se donnait des moyens illimitĂ©s, quâest-ce quâon changerait dans le monde ?
Ce chemin est passionnant, il est transformateur en lui-mĂȘme. En avançant, on sâest rendu compte quâon faisait dĂ©jĂ plein de choses qui relĂšvent de notre raison dâĂȘtre. Mais il ne faut pas se prĂ©cipiter non plus, on ne rĂ©volutionne pas son offre et tous ses processus en 24h, juste parce quâon a inscrit la mission dans les statuts. Le chemin est long ; il invite Ă revoir la façon dont on fait lâentreprise. Câest comme la transition digitale, des entreprises y sont toujours. Peut-ĂȘtre que ça ne sâarrĂȘte jamais, câest comme du dĂ©veloppement personnel appliquĂ© Ă lâentreprise. Les entreprises qui durent se rĂ©inventent continuellement. Mon rĂŽle de dirigeant est de rappeler la mission sans cesse ; les collaborateurs sont les mieux placĂ©s pour la dĂ©cliner sur le plan opĂ©rationnel. On est tous dâaccord sur le fait quâon veut arriver au zĂ©ro plastique, zĂ©ro coton conventionnel, Ă la neutralitĂ© carbone. Ă eux de me dire quand et comment on va y arriver. Je nâai pas besoin dâentrer dans les dĂ©tails, chacun sait ce quâil a Ă faire. Quand la mission est claire, elle Ă©claire !