« Ça y est : on tient notre raison d’être. Après une profonde réflexion collective, on a formulé ce pour quoi l’entreprise existe. On va pouvoir communiquer... » Pas si vite. Avant de servir d’outil marketing, la raison d’être est un levier qui doit orienter les prises de décision, éclairer les choix stratégiques, ce qu’on fait et ce à quoi on renonce, et surtout être incarnée par tous.
La raison d’être est un concept puissant, dès sa phase de formulation. Les dirigeants que nous accompagnons s’en rendent rapidement compte. Avant même l’aboutissement du processus, de grandes questions émergent : « Si c’est cela notre raison d’être, pourquoi entreprenons-nous cette acquisition ? Pourquoi lançons-nous ce nouveau produit ? Pourquoi ne sommes-nous pas plus fermes dans nos négociations ? ». Une raison d’être bien formulée éclaire les décisions stratégiques. Il ne faut pas confier la raison d’être aux communicants… Ou en tous cas pas tout de suite. Se lancer dans des déclarations d’intention sans avoir questionné les choix d’investissement, la stratégie d’achats, ou encore sans s’être interrogé sur l’impact qu’elle aura sur le management des équipes, c’est courir le risque du discours creux. Et le consommateur s’en rendra bien compte, à une époque où les réseaux sociaux et les ONG tournent à plein régime. Les choix stratégiques doivent être conscients, cohérents, assumés, et mis en œuvre.
Des renoncements rentables
En 2010, la MAIF a refusé de délocaliser ses centres d’appel à Madagascar et d’imposer à ses téléconseillers de suivre des scripts chronométrés voir l’interview de Pascal Demurger page 84. Cette décision aurait engendré des économies à court terme, mais elle serait entrée en contradiction avec une raison d’être centrée sur « l’attention sincère portée à l’autre ». Ses dirigeants avaient compris que les clients ne recherchaient pas tant les prix les plus bas du marché qu’un conseiller qui ait le temps de comprendre leur sinistre et leurs besoins et qui soit en mesure de prendre des initiatives. Une telle décision, plus coûteuse à court terme, a permis de maintenir l’un des churns (taux de départs volontaires des clients) les plus bas du marché, et sa place en tête du classement de la relation client. Puisque les sociétaires sont fidèles, il est d’autant moins nécessaire d’en chercher de nouveaux : les coûts d’acquisition ont baissé de cent millions d’euros par an. À long terme, cette décision est donc extrêmement rentable. « La manière dont la MAIF considère, depuis son origine, ses sociétaires est assez contre-intuitive, mais extrêmement pertinente. [...] C’est là que réside le secret de notre modèle économique », écrit Pascal Demurger, président de la MAIF, dans son livre (1).
Ce choix audacieux, décalé des premiers instincts de rentabilité immédiate, recentre l’entreprise sur sa singularité, afin de lui éviter de se retrouver à faire les mêmes choix stratégiques que tout le monde, ne laissant que les prix pour se différencier. C’est ainsi que la Camif a refusé de participer au Black Friday dès 2018, cette journée de fi n novembre où les entreprises cassent leurs prix (voir l’entretien page 80). En fermant son site en ce jour de surconsommation effrénée, elle renonce à un demi-million d’euros de chiffre d’affaires. À court terme, cette décision ressemble à une hérésie économique. À long terme, cet acte symbolique positionne la Camif comme un acteur de consommation responsable, bien loin de la ruée sur des produits dont nous n’avons pas vraiment besoin. Sur les réseaux sociaux et dans les médias, la décision a été largement relayée et commentée. Un collectif de petits fabricants français emmené par Faguo et Le Minor lui a emboîté le pas, uni derrière la bannière #MakeFridayGreenAgain. Ces entreprises pionnières touchent à la fi bre militante de leurs consommateurs, avides de produits qui ont du sens, et renforcent la beauté et la cohérence de leur modèle.
Des champs nouveaux à explorer
En clarifiant le pourquoi de l’organisation, au-delà de la vente de produits et de services, la raison d’être permet aux dirigeants d’envisager des champs ou des activités jusque-là inexplorés. La raison d’être devient un levier d’innovation fort. Le logisticien GEFCO a réalisé qu’il ne se contente pas de transporter des marchandises : il produit de la confiance et des relations d’« infinite proximity » avec ses clients. Grâce à cela, il étudie aujourd’hui la possibilité d’élargir son activité. (voir étude de cas page 89)
À la Camif, la raison d’être, centrée sur la consommation responsable, a donné un cadre de contraintes qui a ouvert de nouveaux champs d’innovation. « Bien sûr, si nos produits ne sont pas désirables, on ne va pas vendre. Mais ils ne se limitent pas à être désirables. On est en train de retirer tous les cotons conventionnels du site : en faisant cela, on se prive de certaines ventes. Mais avec le coton bio, nous tenons un levier d’innovation, et de ventes plus importantes à long terme. Il faut que le chef de produit ne soit pas incentivé seulement sur son chiffre, mais aussi sur sa capacité à défricher de nouveaux marchés. C’est sous la contrainte qu’on est le plus créatif explique son dirigeant, Emery Jacquillat. ».
Des mots aux actions
Pour ne pas se limiter à une suite de jolis mots sur une feuille de papier, la raison d’être doit être incarnée dans la gouvernance et ancrée dans les prises de décisions de l’équipe de direction. Mais pas seulement. L’ensemble des collaborateurs, des dirigeants aux équipes sur le terrain, doivent la matérialiser et la faire vivre au quotidien. Chez OpenClassrooms, « nous avons eu besoin d’affirmer notre Mission [Make education accessible] et nous l’avons insérée partout pour la souder à notre modèle économique, en commençant par les processus d’intégration, de recrutement et dans les statuts de l’entreprise afin que tout le monde soit aligné sur la Mission et donc ce à quoi on renonce et ce qu’on embrasse », explique Pierre Dubuc (voir étude de cas page 83).
Chez GEFCO, la raison d’être a été traduite en dix principes-clés qui guident les décisions quotidiennes. Ces principes d’action sont devenus un langage commun de référence, permettant de questionner le quotidien, jusqu’à la façon de charger les camions : non pas comme un bel assemblage : en tetris mais de façon à faciliter le travail du collègue qui va décharger et ainsi être en cohérence avec le principe d’action « Partenaire solide ». Le modèle managérial a également été redéfini pour appuyer sur les postures propres à l’ADN de GEFCO et qui permettent au manager de faire vivre à son équipe une expérience alignée avec la raison d’être du Groupe. Par exemple, un manager GEFCO cherchera à « saisir chaque occasion pour rendre visite et enrichir les relations », en cohérence avec la singularité du Groupe résumée par le terme d’Infinite Proximity. Concrètement, les agents sont ainsi autorisés et encouragés à sortir, à aller voir les collègues d’une autre agence pour réfl échir avec lui plutôt que de passer par le téléphone, à aller rendre visite au client en dehors des réunions imposées…
Comme l’explique Emery Jacquillat de la Camif : « la raison d’être est un facteur de libération du management. Ça n’est pas l’entreprise libérée, c’est le manager libéré. Il n’y a pas d’ordres à donner puisque la mission est là. Le jour où tu fais quelque chose qui n’est pas aligné avec elle, tes collègues s’en rendent compte tout de suite. »
De nouveaux outils de mesure
Changer le modèle économique c’est aussi changer la mesure. Et pour manager par la raison d’être, la cohérence doit s’installer jusqu’au pilotage de l’entreprise. Si le référentiel B-Corp est un bon outil de mesure des progrès, il n’est pas suffisant et les entreprises en sont aux prémices de cette démarche. « Ces outils de mesure sont précieux, mais ils partent toujours du processus. La grande révolution de la raison d’être et, au stade suivant, de la société à mission, est de la décliner en stratégies, associées à des indicateurs de performance. On part alors de la tête de l’entreprise », remarque Anne-France Bonnet, qui dirige le cabinet de conseil Nuova Vista (voir page 50). La MAIF a ainsi défi ni quatre indicateurs-clés : le bien-être des collaborateurs, le niveau de satisfaction des sociétaires, l’impact environnemental et la performance économique (les deux premiers sont surpondérés). Le sociétal et l’économique se retrouvent au même niveau.
Cet alignement produit des résultats. Selon Jim Stengel, dans son ouvrage intitulé Grow (2), les entreprises de l’index Stengel 50, choisies pour avoir inscrit l’engagement et la raison d’être au cœur de leur mission et de leur offre ont connu une croissance trois fois plus rapide que les entreprises du S&P 5000 durant les dix dernières années. Selon une autre étude, l’Insights 2020 de la Advertising Research Foundation, 86 % des entreprises qui surperforment relient tout ce qu’elles font à leur raison d’être. C’est le moment de communiquer fièrement.
La team Raison d'être de la revue
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