La vocation de l’entreprise ne se résume pas à faire du profit. Mais alors, quelle est sa raison d’être et quel chemin parcourir pour la définir ?
La formulation de la raison d’être est un exercice de longue haleine, à la fois passionnant et angoissant. Il s’agit d’un travail peu ordinaire pour une entreprise et ses dirigeants. La définition même de la raison d’être a donné du fil à retordre à Nicole Notat et Jean-Dominique Sénard dans le rapport qu’ils ont rendu au gouvernement en mars 2018.
Doute existentiel et projection
Le rapport recommande de se prêter à une forme de « doute existentiel fécond » afi n « de s’orienter dans une recherche de long terme ». Le terme de doute peut surprendre mais, dans un monde que l’on a coutume d’appeler VUCA - vulnérable, incertain, complexe et ambigu, il relève au fond du bon sens. Car la raison d’être est une boussole qui donnera, une fois identifiée, une direction claire et singulière dans les temps calmes comme dans les périodes plus tourmentées.
L’exercice requiert de répondre à des questions existentielles, afi n de construire des fondations solides à la stratégie d’une entreprise : pourquoi l’entreprise existe-t-elle ? Pourquoi existera-t-elle encore dans cinquante ans ? À quel besoin essentiel répond-elle ? Que manquerait-il au monde si elle disparaissait ? Qui sera-t-elle demain ? Quelle sera sa contribution à son écosystème et à la société tout entière ?
Répondre à ces questions n’est ni aisé, ni habituel pour les entreprises. C’est un chemin semé de doutes, qui nécessite une certaine prise de risque de la part des dirigeants pour s’autoriser à interroger, voire à remettre en question, les orientations choisies jusqu’à présent par l’entreprise.
Remonter aux origines
Une raison d’être peut tenir en une phrase ou en un document de douze pages. L’essentiel est qu’elle fasse l’objet d’un processus de réflexion réel et approfondi, avec les dirigeants de l’entreprise et leurs collaborateurs. La définition d’une raison d’être est une maïeutique, un accouchement des âmes, telle que la prônait Socrate : prétendre accomplir cet exercice en quelques jours relèverait du charlatanisme. Ce travail relève de l’introspection, comme celle qu’un individu peut faire sur lui-même pour se connaître profondément. C’est également un exercice d’archéologie et de questionnement qui va chercher au cœur de l’organisation ce qui la constitue de manière essentielle et ce qui la motive intrinsèquement. Fabienne Dulac, dirigeante d’Orange France, explique que pour formuler sa raison d’être, l’entreprise a dû remonter dans son histoire et accepter de tout regarder en face, y compris les fêlures, sans réécrire le passé. Ce travail était nécessaire pour retrouver l’ADN de service public coulant dans les veines de cette entreprise désormais privée.
Un système vivant
Le fait même que la loi PACTE ait entériné l’existence de la raison d’être d’une entreprise est une révolution : elle atteste d’un tournant majeur dans la définition de ce qu’est une entreprise. Blanche Segrestin, professeure de gestion à Mines Paris Tech, dont les recherches ont éclairé le rapport Notat-Sénard et la loi PACTE, le précise bien : « En se définissant par sa “raison d’être”, une entreprise acquiert de fait une existence juridique autre que celle de l’intérêt commun de ses associés, jusqu’ici alpha et oméga de sa définition . »
L’entreprise n’est plus considérée comme un objet de propriété aux seules mains de ses dirigeants ou de ses actionnaires, mais une personne morale, un système vivant qui a son propre système de valeurs, ses règles, son histoire, ses modes de fonctionnement et sa singularité.
Trouver sa singularité
Singularité et raison d’être : deux notions proches qu’il convient d’articuler de très près. De façon schématique, la raison d’être répond à la question : « A quoi servons-nous ? » Cette notion, a priori durable, peut évoluer en fonction du contexte socio-économique. Quand Eugène Schueller a fondé L’Oréal en 1909, on ne définissait pas de la même manière la beauté des femmes. Quand Antoine Riboud a prononcé son discours de Marseille (voir page 30), les questions environnementales n’avaient pas la place cruciale d’aujourd’hui. Danone ne plaçait pas encore la santé de la planète au centre de sa raison d’être. En d’autres termes, la raison d’être évolue. Mais l’essence profonde de l’entreprise, son ADN, ce que nous appelons sa « singularité », demeure inchangée. Car la singularité répond à la question : « À quoi sommes-nous bons ? ». On part à sa recherche en analysant à la fois l’histoire de l’entreprise et ses succès. Lorsqu’un projet réussit, quels principes suit-il ? Comment nous y sommes-nous pris ? À l’inverse, quand un projet a échoué, il est fort probable qu’il ait dévié de ce scénario idéal. En analysant son modèle de succès, on définit son identité bien distincte de celle de ses concurrents. On comprend bien l’intérêt d’être soi-même.
(Lire par ailleurs l’interview de Patrick Mathieu).
Une fois que ce diamant brut, la singularité, a été extrait de la roche sédimentée qu’est l’histoire de l’entreprise, il reste encore à lui donner forme. La traduire en mots adaptés au contexte socio-économique du moment, pour en tirer une raison d’être intelligible et compréhensible. Bien formulée, elle deviendra un objet de communication. Mais elle ne se résume pas à cela : c’est avant tout un levier de transformation profond pour l’entreprise.
La team Raison d'être de la revue
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